Un Père Fondateur près de chez vous
Comment la "deuxième première" Constitution du Royaume du Laos a été rédigée en 1947
Peu d'entre nous peuvent se vanter d'avoir un grand-père comme Père Fondateur de la nation. Comme c'est le cas pour le mien, j'ai examiné de plus près la Constitution de notre pays qui a été élaborée sous sa présidence et promulguée le 11 mai 1947. En 1946, Pho Gnai1 Bong Souvannavong fut élu président de l'Assemblée constituante du Royaume du Laos, établie dans les années tumultueuses qui ont suivies la Seconde Guerre mondiale.

C'était en effet une période confuse. Les Japonais avaient chassé les Français pendant la Seconde Guerre mondiale, mais le gouvernement de Vichy avait collaboré avec eux. Lorsque Hiroshima et Nagasaki ont été bombardées, les Japonais se sont retirés, le mouvement Issara du "Laos libre" a déclaré l'indépendance du pays et a rédigé sa première constitution, promulguée le 12 octobre 1945. Celle-ci est restée en vigueur pendant environ 6 mois, car les Français n’allaient pas se laisser faire sans avoir leur mot à dire. La France a rétabli son pouvoir au printemps 1946 et négocia que le Laos soit un "État indépendant" sous l'Union française. Une Assemblée Constituante fut donc créée avec mon grand-père comme Président, chargé de rédiger la "seconde première" Constitution de la Nation Lao. Cette Constitution fut modifiée le 14 septembre 1949, puis 1957 et 1961. Elle sera abrogée en 1975 lorsque les communistes prendront le pouvoir2.
La constitution de 1947-1949 fait partie d'un livre de 155 pages "Royaume du Laos : ses institutions et son organisation générale" publié en 1950 avec une préface de Samdech Chao Boun Oum, chef du gouvernement lao datant du 21 octobre 1949. Le document original que je possède a à peine survécu au passage du temps, avec des termites ayant fait un trou à travers le livre et des traces d'eau. Il s'agit d'une reliure traditionnelle avec du papier décoratif et du cuir qui semble avoir été faite à Saigon. Je lis une note manuscrite "Saigon, 7-VII-1951" (?) suivie d'une signature stylisée. En effet, il s'agit d'un document historique3.

La Constitution s'étend sur 28 pages et comprend des photos de différentes personnalités ou de décors de scène. Elle comprend sept sections et 44 articles, rédigés à la fois en français, sur la colonne de gauche, et en lao, sur la colonne de droite. L'article I sur les principes généraux se lit comme suit4 :
1 PRINCIPES GÉNÉRAUX 1.— Le Laos est un Royaume unitaire, indivisible et démocratique. La capitale est Vientiane. 2.— L'emblème national est un drapeau à champ rouge, portant au centre l'éléphant blanc à trois têtes surmonté du parapluie blanc. 3.— La souveraineté nationale émane du peuple laotien. Le Roi exerce cette souveraineté conformément aux dispositions de la présente Constitution. 4.— Sont citoyens laotiens toutes les personnes appartenant à des races définitivement établies sur le territoire du Laos et n'ayant pas d'autre nationalité. Les conditions d'acquisition ou de perte de la nationalité sont fixées par la loi. 5.— Tous les citoyens de sexe masculin, ayant atteint leur majorité et jouissant de leurs droits civils et politiques, peuvent voter dans les conditions déterminées par la loi. 6.— La langue officielle est le laotien. La langue française est également utilisée comme langue officielle. 7.— Le bouddhisme est la religion de l'Etat. Le Roi en est le Haut Protecteur.
En tant qu'enseignant, mon grand-père a pris des notes méticuleuses sur la façon dont le document a été élaboré. À l'occasion du 27e anniversaire de la Constitution, il a expliqué le raisonnement qui sous-tendait les articles clés dans le bulletin d'information du Parti de l'Union Lao (Lao Houam Samphan), numéro 1286 daté du 11 mai 1974. Les premières pages énumèrent les représentants de chaque province, les membres des comités, les dates des réunions et bien d'autres détails.

Depuis ce temps là, le Laos et la société ont pris un autre chemin, pour le meilleur et pour le pire. Ce texte me semble si proche et si lointain, comme un vieux poème. Je cherche ce que je peux apprendre de ce recueil de textes et qui peut se rapporter au monde d'aujourd'hui où les femmes peuvent voter et où les pays sont déchirés entre la laïcité et l’extrémisme religieux. La religion était-elle déjà un motif de division ?
Je sais, par ses discours, que mon grand-père faisait un parallèle entre la neutralité du Laos et le bouddhisme5. Il souhaitait que le peuple laotien prenne la voie du milieu et se libère des impérialismes occidental et communiste. Il a également clairement fait valoir ce point dans le bulletin mentionné ci-dessus, page 7 : "L'article 7 signifie que le peuple laotien doit se protéger mutuellement, entretenir de l'amitié, rester au milieu des différents groupes politiques dans le monde et avoir des alliances avec tous les pays, quel que soit leur régime. Les cinq enseignements du bouddhisme s'appliquent à cet article".
Le reste de la Constitution décrit des institutions qui n'existent plus. Le plus intéressant provient d'autres sections du livre. Il contient le texte du traité franco-laotien signé le 19 juillet 1949 à Paris, qui fait du Laos un "État associé" au sein de l'Union française6. Il immortalise également les paroles et la partition de l'hymne national laotien "Lao Hak Sad" (les Lao aiment leur nation), composé par le Dr Thongdy Sounthonevichit en 1941 avec des paroles de Maha Phoumi. Je pense que mes aînés n'ont jamais lu le deuxième paragraphe de la chanson car nous continuons à chanter cet hymne (uniquement le 1er paragraphe) à chaque Nouvel An lao et lors d'autres rassemblements de la communauté des réfugiés en France7. Alors que le premier paragraphe appelle à la fierté et au nationalisme lao, le second fait allégeance à la France : "La France est là. Elle nous assiste dans notre malheur, elle nous réveille et nous montre le chemin (...) Nous sommes unis dans la vie, nous serons unis dans la mort, nous saurons partager en frères les jours d'épreuves et les jours de bonheur"8. Le monde a bien changé depuis.
Mais il semble que certains mots ne meurent jamais et résonnent encore quelque 70 ans plus tard. La conclusion du livre dit :
“ Le Royaume du Laos possède donc maintenant non seulement les institutions, mais encore, nées de ces institutions elles-mêmes, tous les organismes indispensables à la vie d’une Nation Libre. Toutefois, il ne suffit pas à un pays, quel qu’il soit, pour être libre, d’avoir les moyens de se diriger par lui-même. Il faut aussi, et c’est essentiel, qu’il sache utiliser judicieusement ces moyens, c’est-à-dire :
Qu’il se dirige bien. Pour atteindre ce but, le Peuple Lao doit faire preuve de quatre qualités primordiales :
1) Attachement à son Roi parce qu’il est « Père de la Nation et Haut Protecteur de la Religion »
2) Amour du travail parce qu’il est « Source de progrès et de prospérité »
3) Goût de discipline, parce que sans elle un pays sombre dans le désordre et l’anarchie,
4) Sens de l’Union, parce qu’elle est « génératrice de force’ et qu’il faut maintenant plus que jamais, opter, comme l’a dit Mahatma Gandhi, entre « Se sauver ensemble ou périr ».
Pour être libre, il faut bien se diriger, être gouverné par l'éthique du travail, la discipline, l'union... Se sauver ensemble ou périr. S'appuyer sur les réussites et les échecs de nos aînés offre un pouvoir extraordinaire pour recadrer notre présent et les histoires qui s'offrent à nous. Que leur combat pour l'indépendance et leur sagesse pour éveiller notre conscience puissent nous guider vers une vie ayant du sens.


grand-père
Pour un récit complet des événements, consultez tout bon livre d'histoire sur le Laos. Parmi mes préférés : Evans, G., & Osborne, M. (2003). A short history of Laos : The Land in Between (series A Short History of Asia). Allen & Unwin. Un résumé des événements de 1945-1949 est fourni ici : https://uca.edu/politicalscience/dadm-project/asiapacific-region/french-indochinalaos-1945-1954/.
Un scan complet de ce livre est disponible ici: http://sayasackp.free.fr/traite.htm
Le texte complet se trouve ici : https://mjp.univ-perp.fr/constit/la1949.htm et pour des recherches approfondies, consultez les archives officielles françaises en ligne "Archives d'Outre Mer" : http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/ark:/61561/zh963ztzwuw.
Par exemple : Le discours de Bong Souvannavong à la Conférence pour la paix universelle à Istambul, en Turquie, du 9 au 19 août 1969.
Lire le texte intégral de la "Convention franco-laotienne, 19 juillet 1949" : https://indomemoires.hypotheses.org/648
Voici l’interprétation du premier paragraphe: https://youtu.be/Qnm4TjnfyCc
https://en.wikipedia.org/wiki/Pheng_Xat_Lao - voir page 154 du scan du livre (voir note #3 ci-dessus) pour l’ensemble des paroles.